lundi 22 février 2010

2- Biographie Frère Uldéric - Lionel Pelchat

Frère Uldéric

(Aimé Lambert, 1903-1964)

Je ne conserve que de très bons souvenirs de tous les professeurs qui m’ont enseigné au cours de mes cinq années de formation. Cependant, il en est quelques-uns qui ont su se hisser au niveau de l’excellence dans l’appréciation que j’ai retenue d’eux et de leur enseignement. Parmi ceux-ci, celui qui occupe la première place sur le podium avait nom Uldéric.

Au Juvénat, pendant les grandes vacances, une ou deux heures par jour étaient consacrées à des cours plus légers que ceux qui nous étaient servis durant l’année scolaire. Pour la classe à laquelle j’appartenais à l’été 1950, on avait retenu les services d’un excellent professeur de français dont la santé et le médecin exigeaient qu’il fût au repos durant toutes les vacances. Mais, se refusant à se complaire dans l’inaction totale, ce brave soldat avait proposé de donner des cours de français au Juvénat. C’est ainsi que je me retrouvai un jour dans sa classe sans jamais avoir entendu parler de lui et, conséquemment, sans savoir qui il était exactement.

Plutôt bas sur jambes et à l’allure quelque peu claudicante, il ne risquait pas de devenir le précurseur de Richard Gere ou de Brad Pitt, mais la mission dont il s’était investi lui-même n’était pas celle de nous donner des leçons de maintien ou de démarche corporelle. Il était devant nous en tant que professeur-éducateur et tous sentirent dès le début qu’il avait l’intention et la capacité de bien remplir son rôle.

Et quel éveilleur il était ! Merveilleux pédagogue, il sut, en l’espace de quelques semaines, nous inculquer le goût de la lecture et de la composition ainsi que celui de l’appréciation de la finesse d’une phrase. Il sut également réveiller en nous la curiosité de connaître et la soif d’apprendre en nous soumettant, sous forme ludique parfois, une foule de petits exercices faciles qui nous initiaient aux subtilités de la langue française et qui nous faisaient découvrir une foule de petites choses que nous ignorions ne pas savoir.

Et il était loin de faire montre de son savoir et de vanter l’agilité de sa plume. Je ne cite qu’un exemple du genre de phrases qu’il aimait bien servir en se présentant lui-même: « C'est un peu dans l'attitude d'un conscrit démobilisé depuis trois mois et forcé de rendosser l’uniforme que je reprends une plume refroidie et gourde, si tant est qu’elle ait déjà eu quelque chaleur. » Non, je ne crois pas que l’orgueil ait jamais réussi à avoir quelque emprise sur lui. Les compliments devaient sans doute lui faire grand plaisir -il avait été le professeur de théâtre d’Andrée Champagne, alias Donalda, et il s’était ainsi mérité beaucoup d’éloges-, mais il n’était pas homme à les quémander.

Ce prof dans l’âme et dans le cœur était loin d’accepter de demeurer prisonnier dans la forteresse de ses compétences, quoiqu’il n’ait jamais semblé, à ma connaissance, vouloir imposer aux autres l’immense savoir dont il était porteur. Il se contentait d’offrir son produit en espérant que les esprits curieux sauraient tôt ou tard mordre aux divers hameçons qu’il savait subtilement nous tendre. Et il avait très bien compris que si on ne peut forcer la curiosité, il n’est jamais inutile d’essayer de l’éveiller.

C’est lui qui avait concocté cette longue périphrase qui avait pour but de nous apprendre comment présenter un cure-dent en bonne société. Cette amusante et désopilante circonlocution se lisait comme suit :

Illustre madame, acquiesceriez-vous que je me prévale de mon amitié légendaire à l’égard de votre honorabilité pour oser vous astreindre d’agréer cette proposition que je vous fais d’accepter cet éclat menu du cèdre majestueux de nos forêts, lequel, sous l’impulsion agile de vos doigts délicats, devrait avoir raison des particules intruses qui se refuseraient encore à libérer le sanctuaire ivoirin de vos précieuses incisives ?

Je n’ai dû passer qu’une quarantaine d’heures en compagnie de ce maître durant ces vacances, mais sa compétence, son ouverture d’esprit et sa très grande culture m’avaient conquis pour la vie. À la fin des vacances, il nous quitta pour aller reprendre son boulot dans une école secondaire, mais il laissait en moi un nom bien buriné dans le marbre de mon esprit et un visage solidement imprimé sur l’écran de ma mémoire.

Ce bijou de professeur, je devais le retrouver quelques années plus tard alors que je poursuivais mes études universitaires. En 1957-58, j’eus en effet le bonheur de suivre pendant une année entière (malheureusement à raison de deux heures par semaine seulement) les cours de perfectionnement en français qu’il offrait dans le cadre du baccalauréat de l’université de Montréal. Il n’avait alors rien perdu de son dynamisme ni de son intensité à communiquer aux autres la flamme qui lui dévorait le cœur, l’âme et l’esprit.

Dès le premier soir de cours, après avoir assisté à sa première leçon de stylistique française, je m’empressai d’aller le voir pour lui faire part de la très grande joie que j’éprouvais à le revoir et, surtout, de l’immense satisfaction que je ressentais à me retrouver une fois de plus sous sa tutelle.

Lui aussi se déclara très heureux de me revoir et m’invita à me rendre à son bureau afin que nous puissions nous raconter un peu ce qu’il était advenu de chacun de nous au cours de ces quelques années passées sans nous voir. Je ne puis certes pas me souvenir de tout ce dont nous avons parlé à cette occasion, mais ce dont je me souviens très bien, c’est que ce fut ce soir-là que fut déclenchée en moi cette magnifique aventure linguistique qui devait durer toute ma vie et qui, aujourd’hui encore, plus d’un demi-siècle plus tard, ne cesse d’animer mes loisirs et de me combler de très grandes satisfactions intellectuelles.

À ma question : « Et, quoi de neuf chez vous mon cher professeur? », ses yeux fatigués se mirent à briller. Et avec une grande fierté dans la voix, il me dit nerveusement avec sa cigarette en coin de bouche et un œil à demi fermé :

- Je viens d’entreprendre l’étude de l’espagnol. Tu devrais t’y mettre toi aussi; tu es jeune et fringant et tu apprendrais encore plus vite que moi qui vais bientôt avoir soixante ans. Imagine, si tu avais commencé il y a cinq ans, tu en saurais beaucoup aujourd’hui. »

Il me montra alors le premier disque d’espagnol de la série Assimil (les cassettes ou CD n’étaient pas encore inventés !), qu’il m’assura écouter assidûment tous les jours, et m’en fit jouer la première leçon au complet. Cinquante ans plus tard, mes oreilles entendent encore cette leçon comme si cette scène s’était passée hier :

¡Alberto! ¡Tú! ¿Es posible?

¿Cómo vas, Carlos? Y ¿tu familia?

Todos perfectamente. etc…

Dès le lendemain, présumant que mon supérieur autoriserait cette dépense (déjà, j’aimais beaucoup me prévaloir de cet article de nos Règles qui parlait des ‘permissions présumées’ !) j’allai acheter le livre et les cinq disques de la méthode Assimil chez Archambault et me mis, dès le dimanche matin, à l’étude de la langue de Cervantès. Les mots de ce vieux sage me revenaient constamment en tête : « Si tu avais commencé, il y a cinq ans, tu en saurais beaucoup aujourd’hui. » Et je m’imaginais déjà en train de parler espagnol cinq ans plus tard. Ce qui ne manqua évidemment pas de se produire.

Grâce à lui, sans le savoir, je venais de mettre le doigt dans le doux engrenage des nombreux rouages dans lesquels mon esprit allait, au fil des années, se laisser entraîner sans que jamais je n’aie eu la moindre tentation de m’en retirer.

Tout au cours de mes quatre années d’études en Europe, et quoiqu’à des intervalles de plus en plus espacés, nous ne cessâmes jamais de correspondre ensemble. Et j’eus tôt fait de découvrir que même dans ses lettres personnelles, il demeurait toujours fidèle à lui-même, constamment soucieux d’utiliser le mot juste et de s’appliquer à décrire les choses même les plus banales de la vie quotidienne en faisant appel à des comparaisons ou à des images qui volaient plusieurs kilomètres au-dessus des lieux communs et du vocabulaire habituellement utilisés par tout un chacun.

Ce n’est que très longtemps après son décès que j’appris qu’il avait quitté notre monde en 1964, à peine âgé de soixante et un an. Nous avions pourtant tous encore beaucoup à apprendre de lui. Il y aura bientôt cinquante ans qu’il n’est plus parmi nous, mais ce très grand petit homme demeure toujours très présent dans mon cœur, dans ma mémoire et dans mon esprit. Il doit sans doute aujourd’hui faire partie du comité des scribes dont Dieu se sert pour libeller les messages qu’il a l’intention d’envoyer aux grands de la terre.

Lionel Pelchat

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