Face au monde qui change,
il vaut mieux penser le changement
que changer le pansement (Francis Blanche)
Vanité que vouloir changer le monde.
Le monde change à son heure,
malgré ceux qui veulent le changer. [Robert Marteau] Extrait de Mont-Royal
À la fin du mois d’août 1961, j’entrais au Noviciat comme professeur de « Perfection chrétienne et religieuse ». À la fin de juin 1971, je quittais la communauté des Frères du Sacré-Cœur à laquelle j’avais appartenu pendant vingt-huit ans. Que s’est-il passé pendant ces dix ans? Qu’y a-t-il à comprendre?
Ma trajectoire est relativement simple, semblable à celle de bien d’autres. Voici la description qu’on pourrait en faire :
Un jeune religieux lors d’un séjour d’études de trois ans en sciences religieuses à Rome fait une profonde mise à jour de sa foi chrétienne. De retour au Québec en 1961, il est chargé du cours de spiritualité au noviciat de sa communauté. Il essaie de refléter dans son enseignement les nouvelles facettes de la foi chrétienne découvertes à Rome. Après deux ans on le mute. « On ne verse pas de vin nouveau dans de vieilles outres » pensa-t-il. Il fut alors appelé à œuvrer dans différents chantiers de renouvellement du message évangélique et des structures qui le portent : Pastorale des vocations, Office catéchétique, Enseignement des sciences religieuses au Collège Marie-Victorin, pour finalement créer un milieu de vie tout nouveau pour jeunes, appelé l’Arche des Jeunes. Après quatre ans, dont deux ans de vie intense et deux ans de recherche et d’ajustement, on décida de fermer l’Arche.
On invita alors ce religieux à rentrer dans les rangs de sa communauté et de se remettre à l’exercice d’un apostolat plus traditionnel. Il choisit plutôt de la quitter pour continuer sa mission en dehors des murs.
Cette notice pourrait s’appliquer à plusieurs religieuses et religieux qui, dans les années 65 à 75, ont quitté leur communauté après y avoir vécu et oeuvré avec ferveur pendant plusieurs années. Pour bien comprendre ce qui s’est passé, il faut examiner d’un peu plus près le milieu dans lequel s’est déroulé ce curriculum. « Le texte dans le contexte » répétait notre professeur d’exégèse.
De par sa vocation, un frère éducateur a toujours dû composer avec deux milieux différents et, comme au théâtre, jouer sa vie sur deux tableaux mobiles qui tour à tour alternent, se fusionnent et se superposent. Il a toujours deux patrons dans sa mire, deux contrats à respecter deux milieux à fréquenter et des attentes en double à satisfaire. Vous l’avez deviné, ces deux fonds de scène sont l’Église et l’État.
Pendant cette décennie, ces deux décors sont en mouvance, agités chacun par des secousses de fond qui ébranlent tout, bouleversent tout. C’est probablement une même mouvance qui agite ces deux plateaux, une mouvance qui tient son origine du choc de plaques de civilisation de plus grande envergure. Les ondes de ce choc se sont répandues comme un raz de marée à au moins tout le monde occidental. Les mouvements résultant de ce double choc imprimés à l’Église et à la province de Québec ont été baptisés respectivement du nom de Concile Vatican II et de Révolution tranquille. Tout le monde a été affecté par les secousses Chacun de cesplateaux. Comme dit le Sieur de Lafontaine, « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ».
Que s’est-il passé pendant cette période agitée?
Bien que je sache l’incompétence des formules à contenir la richesse polyvalente d’un événement, ou pour expliquer le départ, le sens et la portée d’un mouvement, j’utiliserai trois formules qui me semblent condenser les mouvements qui ont marqué cette époque.
Au lieu de répondre à la question « Que s’est-il passé ? » comme si ces événements nous étaient extérieurs et étrangers, je me demanderais plutôt « Comment, en une si courte période, sommes-nous passés du point A au point Z ? »
Sur le plateau de la religion chrétienne, j’estime qu’on est passé de la mission de Rédemption qui catalysait presque toutes les énergies à celle l’Incarnation qu’on avait un peu laissée de côté depuis l’avènement de l’Église-État. Je tâcherai de montrer quel fut dans cette mouvance le rôle les congrégations religieuses québécoises.
Pour comprendre la Révolution tranquille je dirai qu’on est passé de la Tradition à la Modernité. Et pour décrire ces deux processus en langage informatique, je conclurai en suggérant qu’on est passé de l’ICÔNE au CLIC.
Les parentés entre le virage amorcé par le concile Vatican II et celui initié par la Révolution tranquille sont patentes. Ces décors changeants et en accélération rapide suivaient la même direction. Ils étaient comme aimantés par un même pôle. L’Église s’ouvrait au monde et le Québec à la Modernité. Cette constatation permet de comprendre pourquoi la Révolution de 1960 fut « tranquille ». L’Église a accepté sans opposition que l’État prenne ses responsabilités dans le monde du Québec. La sécularisation des institutions religieuses et celle de plusieurs de leurs membres allaient dans le même sens.
De la Rédemption à l’Incarnation
On le sait, le mystère chrétien se joue en deux actes distincts bien que reliés l’un à l’autre, deux temps, deux pôles de convergence qui fondent la foi, la religion et la mission de l’Église. L’action de l’Incarnation qui est la venue de Dieu en Jésus sur la terre des hommes, un mouvement qui va de haut en bas et l’acte de la Rédemption qui est le retour du Sauveur auprès de son Père opérant le rassemblement (par rachat) des hommes pour former le Royaume de Dieu ici-bas (hic et nunc) en vue de sa manifestation (parousie) dans le temps éternel, au-delà des cieux. Un mouvement qui va de l’homme vers Dieu, de bas en haut.
Dans le concret, l’Église s’est toujours reconnue investie par le Seigneur de deux missions fondamentales, deux dynamiques de salut distinctes qui, bien que complémentaires, émanent chacune de son pôle propre. À l’Incarnation se rattache la mission de l’évangélisation ou d’annonce de la Bonne Nouvelle. Les œuvres de miséricorde corporelle et spirituelle sont dans la ligne de l’évangélisation : « que les aveugles voient et que les boîteux marchent ».
La Rédemption, elle, commande la mission d’organisation des communautés de croyants en Royaume de Dieu. La mission d’évangélisation est exercée par les prophètes et par tout croyant qui, sans carte de compétence particulière, « sait parler en langues ». La mission de rassemblement (sacerdotale) sera remplie par des clercs qui, eux, ayant reçu les Ordres sacrés, ont carte de compétence et pouvoir de « faire sacré ».
Bien que l’Église eût toujours considéré importante la mission d’évangélisation, à partir de l’an 325 (suite à la ‘donation’ de Constantin), elle accorda la priorité à la mission d’organisation, de structuration et de consolidation du Royaume de Dieu. Au point qu’on se préoccupait beaucoup plus alors d’accroître le nombre de fidèles (baptisés) que de leur annoncer dans toute sa lumière la Bonne Nouvelle du salut. Pour employer une image moderne, je dirais qu’on se souciait de recruter le plus grand nombre des joueurs de hockey possible sans se demander s’il savaient patiner ou manier le bâton.
La coquille ne crée pas la vie. Souvent, la vie doit briser la coquille pour vivre et survivre.
À force de renforcements, la coquille « Royaume de Dieu » était devenue opaque et imperméable.
Des théologiens ont sonné l’alerte, des pasteurs proches de la vie l’ont fait croître souvent en dehors des coquilles balisées, les énergies d’incarnation de la vie se sont amplifiées, le navire voguant sur des mers inconnues allait frapper un iceberg, les pôles ont été inversés (à temps ou à contretemps, l’avenir le dira), nous avons eu Vatican II. Celui-ci a répandu dans la vallée (de larmes) un souffle de printemps, la Bonne Nouvelle d’une nouvelle vie qui naissait.
Comme lors d’un changement de régime, il fallait réorganiser le royaume en fonction des nouvelles enseignes de la Bonne Nouvelle, la vie et toute vie, la liberté et toutes les libérations, et non plus la mort, la soumission et la résignation. Cet aggiornamento est loin d’être terminé. Mais de 1961 à 1971, j’ai vécu sous sa cadence et plusieurs autour de moi, sans distinction d’appartenance et de costume, en battaient le tempo.
Les congrégations religieuses dans cette foulée
Les congrégations religieuses d’hommes non clercs et de femmes non cloîtrées apparurent dans l’Église à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe. Elles avaient pour mission d’aller vers les pauvres, les nouveaux pauvres agglomérés dans les bidonvilles par la révolution industrielle.
Elles apportaient à ces pauvres la Bonne Nouvelle de l’Évangile, celle qui faisait voir les aveugles (éducation) et qui faisait marcher les boiteux (soins aux malades et services sociaux). Le mouvement suivait une trajectoire de haut en bas dans la ligne de l’Incarnation, le levain inséré dans la pâte. Elles faisaient œuvre d’humanisation et d’évangélisation. En même temps. Sans subordination.
Ces religieuses et religieux engagés d’abord pour dispenser une éducation chrétienne aux baptisés et pour en faire des fidèles orthodoxes dans le Royaume ont vite compris qu’enseigner les mathématiques pouvait être une annonce de la Bonne Nouvelle sans qu’on ait à additionner des croix, et que la qualité de fils de Dieu passait par la qualité de vie (en bonne santé) sans qu’il soit nécessaire de l’authentifier par le baptême,
De plus, ces frères et ces sœurs vivaient au quotidien une double allégeance : à la société civile par leur boulot et à la société religieuse par leurs vœux et leur vie commune. Au lieu de considérer cette double identité comme un pis-aller qui pouvait exiger de difficiles accommodements, ils ont réalisé qu’ils étaient ainsi plus conformes au Jésus de leur foi, personne unique en ses deux natures, entièrement humain dans sa prière au Père et intensément divin dans toutes ses actions d’homme sur la terre des hommes.
La langue des hommes pouvait sans subordination proclamer la Bonne Nouvelle en direct (live), la proclamer aussi bien et même mieux en notre temps sur la place publique que du haut des chaires ecclésiales, par un séculier ou un laïc plutôt que par un clerc ou un religieux.
Cette conscience de l’universalité du salut qui couvre toute vie, les frères et les sœurs l’ont vécue dans leurs écoles et dans leurs hôpitaux, de même que beaucoup de chrétiens dans leurs milieux respectifs avant que le concile Vatican II ne la proclame haut et fort en 1964. L’Incarnation de Jésus qui se réalise dans toutes les incarnations de la vie sur terre et qui éclot en de multiples résurrections est une Bonne Nouvelle en soi, peu importe qu’on la rattache à tel ou tel dogme défini par l’Église. La vie transcende ses définitions, la vie en Christ est plus étendue et plus universelle que celles qui sont inscrites aux registres de l’Église. Promouvoir la vie et toute vie, la faire éclore (ressusciter) sous de multiples formes, tel est l’objectif premier et central de la mission de l’Incarnation.
Par leur présence et leur action, les frères et les sœurs ont été des Jean le Baptiste au sein de la société québécoise, des précurseurs qui ont préparé les voies à l’ouverture au monde selon la dynamique de l’Incarnation et ils ont de ce fait aplani aussi les voies à la Modernité qui a pris place dans les lieux et temps de la Révolution tranquille .
La nouvelle dynamique de l’Incarnation s’est implantée progressivement au Québec et dans le monde par des gestes concrets, anodins en apparence, mais qui, lourds de sens et de conséquences, ont donné corps, vie et forme à la réforme pastorale décrétée par l’Église : en août 1961 le Cardinal Léger interdit le port du costume religieux sur la place publique; les religieux et les religieuses adoptent un peu plus tard leurs noms civils; l’Église cède à l’État les registres civils qu’elle tenait depuis le début de la colonie; les institutions religieuses et privées d’enseignement et de soins des malades passent sans coup férir sous la gouverne de l’État; les frères et les sœurs sont engagés individuellement dans les services de l’État; chaque religieux est aussi soumis aux règles et aux mesures fiscales communes; les frères et les sœurs peuvent s’inscrire dans les organisations syndicales qui ont cours dans leur profession, etc.
De sorte qu’en quelques années, les barrières séculaires qui cloîtraient les religieux et les séparaient du monde étaient abolies. Sur la place publique, par leur travail, dans leurs loisirs et dans les causes qui les rassemblaient, les frères et les sœurs étaient devenus des citoyens et des citoyennes « comme tout le monde » bien incarnés, des individus engagés comme beaucoup d’autres de toute allégeance et de toute religion même, dans la collectivité, en coude à coude à défendre ses causes, à stimuler ses promotions.
L’ouverture au monde par rapport à la ségrégation du monde compte parmi l’une des plus importantes réalisations du concile Vatican II. Cette ouverture projetée par ledit Concile apparaît dans la continuité et comme l’aboutissement d’un effort constant, soutenu sans tambours ni trompettes, au jour le jour, par les humbles frères et sœurs dans leurs écoles et leurs hôpitaux situés dans une espèce de « no man’s land » entre l’Église et l’État, entre le profane et le séculier, entre l’homme et Dieu.
On peut reconnaître aussi que la sécularisation des institutions et des individus, que plusieurs proclament comme la marque principale de la Révolution tranquille (sortie de la religion) s’inscrit sur la même ligne de la mission de l’Incarnation suivie par l’Église après Vatican II.
Par fidélité à leur vocation d’incarnation, plusieurs frères et sœurs ont choisi de quitter leur communauté pour vivre à plein leur mission d’incarnation ou de porteurs de la Bonne Nouvelle dans le monde. Dans le même esprit, les communautés religieuses se sont délestées de leurs institutions pour vivre dans le silence de l’anonymat leur incarnation dans un tout nouveau monde en gestation. Ainsi, elles ont facilité l’installation tranquille de la modernité et elles se sont libérées pour d’autres chantiers en attente de Bonne Nouvelle.
Il faut savoir rendre hommage aux frères et aux sœurs qui ont été dans le monde, et d’une façon mieux connue de nous au Québec, les précurseurs, les artisans et les accompagnateurs de l’entrée du Québec et de l’Église dans le nouveau monde de la Modernité.
De la Tradition à la Modernité
On n’a pas fini encore de voir se décanter les nombreux événements pointe qui ont transformé radicalement notre société pendant cette courte période de 10 ans. Sur le tableau de la Révolution tranquille, on peut épingler les manchettes qui ont fait la une des journaux de l’époque : Expo 67, Baie James, Hydro-Québec, FLQ, Loi des mesures de guerre, Rapport Parent, création des ministères de l’Éducation, de la Santé et des Services Sociaux, Parti Québécois, Polyvalentes, CEGEP, Assurance-Santé, CLSC, etc.
La Révolution tranquille, a-t-elle été un coup de vent du printemps ou un changement radical de pôle de convergence et d’attraction ? Aucune image ne peut enfermer la Révolution tranquille dans un concept ni localiser précisément l’œil de cet ouragan en tourmente.
Il est évident qu’il y a eu pendant cette période une forte vague de changements qui a tout déplacé dans la même direction: de l’ancien au nouveau, de l’acquis au conquis, de l’établi au mobile, du rural à l’urbain, de l’économie primaire à la tertiaire, de la tradition à la modernité…Quel est le pôle ou la force d’attraction qui a formé cette vague, qui a attiré tous les éléments qu’elle portait pour former un mouvement d’ensemble, cette espèce de symphonie dans la cacophonie qu’on a appelée la Révolution tranquille ?
La MODERNITÉ semble le chapiteau le plus communément reconnu pour attirer et loger tout ce beau monde. Laissons les spécialistes se colletailler au jeu des épithètes et voyons comment ce « survenant » a pénétré chez nous, dans nos cloîtres. (Le ‘nous’ de « chez nous » comprend d’abord la centaine de frères du Sacré-Cœur qui m'étaient plus proches et qui ont pris une certaine part à ces événements et englobe par osmose ou par supposition toutes les congrégations religieuses de frères et de sœurs qui œuvraient alors dans les domaines de l’éducation et des services de santé et des services sociaux.)
C’est un d’abord un intérêt que le souffle de la Révolution tranquille a suscité chez nous, puis un sourire d’accueil qu’il a déclenché, et une fierté qu’il a gonflée.
Le premier rayon de ce soleil fut les Insolences du Frère Untel. Un intérêt de suspense surtout. Comment ses supérieurs allaient-ils réagir ? Quant on parlait de ses supérieurs, on parlait d’une éminence grise à Rome qui tirait des ficelles comme celles qui avaient muté Mgr Charbonneau sous le regard complice de Maurice Duplessis. Comment allait-on s’y prendre pour lui imposer le bâillon à cet insolent ? Pour nous, croire aux rumeurs qui affirmaient que les supérieurs de Jean-Paul Desbiens (alias frère Untel) ne l’avaient pas condamné mais, au contraire, défendu devant la méchante curie romaine, résonnait comme un doux zéphir à nos tympans. Et quand les rumeurs soufflent doux aux oreilles, il faut croire qu’elles ont l’imprimatur de la vérité.
On flairait qu’il y avait quelque chose d’important en train de bouger sous les arpents de neige.
Intérêt de suspense, mais aussi et surtout de fierté. Frère Untel était l’un des nôtres. Et une fois la rivalité intercommunautaire mise à l’écart, on l’avait intégré à notre « nous » fraternel. On en était fier. Le frère Untel écrivait bel et franc et ce, dans notre langue à nous, pas une langue empruntée à nos cousins d’outre-mer. Une langue juste et directe, sans périphrases ronflantes et vaporeuses. Exactement ce qu’on voulait être et ce qu’on disait sous cape. Son accent « joual » l’estampillait comme bien de chez nous.
Puis, dans la même fournée, était venu Gilles Vigneault davantage issu de notre terroir que Claude Léveillé et plus moderne que Félix Leclerc qu’on aimait pourtant aussi. Ces élans de culture marquaient un virage par rapport aux cahiers de la Bonne Chanson de l’abbé Gadbois qui avait avaient été longtemps très populaires dans nos familles. Gratien Gélinas et ses Fridolinades déclenchaient chez nous des sourires de contentement. La fierté des ‘nés pour un petit pain’ était un levain capable de faire lever toute la pâte. L’équivalent laïc de la foi qui transporte les montagnes.
Il faut aussi inclure dans « notre révolution tranquille » à nous les Frères Éducateurs, la mise au rancart du Département de l’Instruction publique selon les canevas préparés par le Ministère de l’Éducation. Une pétition de la part des évêques pour maintenir les droits acquis de l’Église sur l’éducation n’aurait pas été accueillie avec un grand enthousiasme chez nous. On y aurait tout juste accordé qu’un appui de respect et de décence. Quand les blés sont mûrs, on tourne la page et on change de saison.
Notre vraie révolution à nous fut la création de deux Écoles Normales qui devaient assurer la formation pédagogique de tous les sujets des frères-éducateurs de la province. Elles mettaient fin au temps des chapelles et des chasses gardées. La formation et la conscience d’un « nous » à plusieurs niveaux était aussi un défi que la Révolution tranquille a partiellement relevé.
L’affirmation d’un Québec qui « sait faire» a fait aussi partie d’un virage important de la Révolution. On a applaudi les exploits des entreprises Bombardier, SNC-Lavallin, les gigantesques barrages de la Baie James, le métro de Montréal et toutes les réalisations qui ont poussé comme des champignons en terre québécoise jadis aux cent clochers.
L’énergie expansive de la Révolution tranquille a aussi animé nos communautés. Pendant cette période, les congrégations religieuses ont envoyé un grand nombre de leurs sujets parfaire leur formation universitaire dans toutes les branches du savoir. La compétence devait remplacer le mandat ou « la grâce d’état ».
Toutes les congrégations ont aussi essaimé pendant cette période d’importants contingents de missionnaires qui sont allés sur tous les continents porter le flambeau de la Modernité. Les échos du du général de Gaulle se sont répercutés à travers le monde. Bien avant, grâce à nous, le drapeau de la Modernité, version québécoise, avait été accroché aux mâts des hôpitaux et des écoles que nous avons fondés sur tous les continents du monde.
Finalement, la Révolution tranquille a rendu caduques un certain savoir-faire, des institutions et des valeurs qui avaient marqué le passé. Le même phénomène s’est reproduit à l’intérieur des congrégations religieuses. Un processus de révision des fondements de la vie religieuse et de sa présence au monde s’est mis en branle pendant que les effectifs actifs de ces congrégations diminuaient presque de moitié pendant cette même période. Un recyclage s’imposait. C’est avec une certaine tristesse, mais aussi avec la satisfaction de la mission accomplie, que les congrégations religieuses du Québec ont cédé leur héritage aux temps nouveaux et laissé place à la Modernité.
La Révolution tranquille ne s’est pas faite contre la religion établie pas plus qu’elle ne s’est accomplie en l’absence des congrégations religieuses qui formaient un noyau important de l’ancienne société. C’est avec eux et en partie par eux qu’elle s’est réalisée. Les frères et les sœurs ont été présents sur tout son parcours. Ils lui ont consacré des parts importantes de leurs ressources et de leurs énergies et, avec beaucoup de dignité et d’humilité, ils lui ont souhaité « Bonne chance ! »
Épilogue - DE l'ICÔNE au CLIC ...
Après cinquante ans, en décrivant cette épopée appelée Révolution tranquille et en empruntant à la langue informatique un vocabulaire ancien d’une part et tout nouveau d’autre part, je dirais que le peuple québécois est passé de l’ ICÔNE au CLIC.
De l’icône bien fignolée, dorée, celle de nos temples religieux et de nos temples de la renommée, celles qu’on vénérait, qu’on promenait dans nos processions, celles qu’on emboîtait comme des poupées russes dans des cases bien subordonnées, celles de nos habitudes bien ancrées, celles des dogmes intouchables, celles des rites sacrés, celle de nos p’tits pains et de nos p’tites écoles, de nos couvents et de nos commissions scolaires, de nos philosophies racornies, de nos rouges et de nos bleus sur la glace ou à l’Assemblée nationale, celles de nos principes et de nos absolus, toutes ces icônes bien jolies mais qui nous emprisonnaient dans un monde protégé et clos....
…de ces icônes témoins du passé,
…on est passé à la civilisation du CLIC, le clic rapide, nerveux et saccadé, le clic de la souris qui grignote dans tous les greniers, qui perce les sacs de provisions accumulées, le clic qui ouvre tous les dossiers et qui les étend sur la place publique, celui qui fouine et qui cherche sans relâche, qui invente et qui déclenche des alertes inédites, celui qui pille les droits d’auteurs, celui qui compile les sondages et les bulletins de vote, celui qui reconnaît les identités sans devoir dire « Bonjour », le clic qui ausculte le corps humain et le pouls social, enfin, le clic qui est partout, comme Dieu autrefois, oui, nous sommes passés à la civilisation du clic…
…et depuis ce temps nous cherchons, nous cliquons notre identité, nous cliquons nos opinions dans l’espoir d’y trouver une pensée, nous cliquons notre génération dans l’espoir de lui trouver un itinéraire, et notre peuple dans la hantise de lui trouver une âme.
Et comme le Sisyphe de Camus heureux, arc-bouté à son rocher, nous sommes heureux, collés à notre clic, c’est lui qui nous ouvre les portes du monde et celles de l’espoir. Amen, clic, clic.
Un clic et vous aurez accès à la suite de « Mémoires » et au trépidant vécu de cette période.